Friday, May 29, 2015

Des économistes du FMI analysent les faits: les pays qui ont fait défaut sur leur dette ont vu leur situation s’améliorer

Des économistes du FMI analysent les faits: les pays qui ont fait défaut sur leur dette ont vu leur situation s’améliorer

Global Research, avril 22, 2015
Managing a "Balance Sheet" Recovery: Carmen M. Reinhart
Dans leur rapport « A distant mirror of Debt, Default and Relief », Carmen M. Reinhart et Christoph Trebesch analysent une cinquantaine de cas de crises de la dette dans des économies dites « émergentes » et « avancées ». Leurs conclusions sont éloquentes : les pays qui ont procédé à une réduction de leur dette (via un défaut et/ou une restructuration) ont vu leurs revenus nationaux et leur croissance |1| augmenter, la charge de leur dette diminuer et leur accès aux marchés financiers s’améliorer.
Reinhart et Trebesch, qui ont tous deux travaillé dans les services d’études du Fonds monétaire international (FMI), ont publié ce rapport en octobre 2014 pour l’Université de Munich. Il se penche sur les conséquences pour de nombreux pays d’une réduction de leur dette souveraine. Nous en résumons ici les éléments principaux.
Deux périodes sont étudiées : celle allant de 1920 à 1939, qui concerne les défauts de paiement dans l’entre-deux-guerres, et celle allant de 1978 à 2010 qui concerne la crise de la dette dans plusieurs pays dits émergents. Comme souligné par les auteur.e.s, de nombreux parallèles entre ces deux périodes, mais également avec la crise de la dette actuelle en Europe, peuvent être faits |2|.
Les réductions de dette étudiées pour les pays de l’entre-deux-guerres concernent des créanciers publics (Angleterre et États-Unis) |3|, ont été négociées ou unilatérales selon les cas et ont culminé dans un « défaut généralisé » en 1934 (la chronologie de ces événements est disponible dans le tableau 1 en annexe de l’article).
Les réductions de dette étudiées pour la période 1978-2010 concernent principalement des créanciers privés et se sont faites en plusieurs étapes (le détail de celles-ci est disponible dans le tableau 2 en annexe de l’article).
Le rapport retient certains indicateurs à observer après une réduction de la dette : le PIB par habitant.e ; la notation des dettes souveraines sur les marchés internationaux ; la charge du service de la dette (intérêts + capital arrivant à échéance) et le stock de cette dette.
Les résultats se résument comme suit :
- L’importance de la réduction de dette s’élève en moyenne à 21 % du PIB pour les économies « avancées » et à 16 % du PIB pour les économies « émergentes » |4| (voir le graphique ci-dessous). Les auteur.e.s expliquent cependant que pour plusieurs raisons – dont le fait que les calculs se basent le plus souvent sur des dettes préalablement renégociées – ces chiffres sous-estiment l’envergure réelle des réductions.
- L’augmentation du PIB par habitant.e dans les années qui suivent la réduction est en moyenne de 16 % pour les économies « avancées » (après une chute prolongée d’en moyenne 7% les années précédant la réduction) et de 9 % pour les économies « émergentes ». Sur 47 cas étudiés, seuls 6 pays n’ont pas vu de changement significatif et 2 ont vu une diminution de leur PIB par habitant.e |5|. Il y a des preuves évidentes de reprise économique marquée suivant les épisodes d’effacement ou d’échelonnement de dette |6|.
- L’amélioration du « rating » sur les marchés (la note accordée à la dette souveraine du pays par les agences de notation) est en moyenne de 38 % à la quatrième année qui suit la réduction de dette dans les pays « émergents » |7|. Les auteur.e.s ne donnent pas de données concernant les économies « avancées » mais montrent que leurs notes n’ont pas été dévaluées malgré les défauts à répétition de cette période |8|. Comme les auteur.e.s le soulignent, ces résultats dénotent face aux nombreux commentateurs influents sur la question qui prétendent qu’un défaut amène forcément à compromettre sa « réputation » et à se couper des marchés internationaux. On sait, au contraire, que les gouvernements qui ont fait défaut ont récupéré leur capacité d’emprunter encore et encore |9|.
- La diminution du service de la dette en rapport aux revenus nationaux est en moyenne de 34 % pour les années 1920 et de 24 % pour les années 1930. Pour les épisodes concernant les pays « émergents », on observe une diminution du service de la dette en rapport aux exportations d’en moyenne 37 % dans les trois années précédant le défaut et de 19 % dans les trois années suivant le défaut |10|. Comme le rappellent les auteur.e.s, plusieurs tentatives de réductions préalables (jusqu’à 18 pour le Pérou) et des suspensions de paiement précédent souvent une restructuration ou un défaut « final », ce qui explique que le service de la dette diminue avant celui-ci. Pour le CADTM, il s’agit bien sûr ici d’un des objectifs majeurs d’une réduction de dette : diminuer la part des richesses allouées au paiement de la dette.
- La diminution du stock de la dette (externe) en rapport au PIB est en moyenne de 19 % sur les 9 ans entourant le défaut de paiement de 35 pays « émergents » et « avancés » étudiés. Cette moyenne cache des extrêmes allant d’une réduction cumulée de 125 % à une augmentation de 37 % (voir le graphique ci-dessous). En fait, on observe une réduction pour 27 cas et une augmentation pour 8 cas |11|.
Enfin, notons que d’autres mesures complémentaires à la réduction de dette ont été prises par certains pays, comme la dévaluation de la monnaie, le contrôle des changes ou la lutte contre la fuite de capitaux.
CONCLUSION
Comme les auteur.e.s l’expliquent, elle et il avaient montré dans d’autres travaux que les importantes crises financières des économies « avancées » ou « émergentes » partagent de nombreux points communs. Ils ont montré dans ce rapport-ci qu’il en est de même pour les résolutions de crise de la dette et leurs conséquences – même lorsque celles-ci sont séparées de cent ans |12|.
cette étude montre clairement que la catastrophe tant décriée par les tenant.e.s du discours dominant en cas de défaut ou de restructuration ne se base pas sur les faits
Si les différentes conséquences décrites plus haut peuvent bien entendu être corrélées à d’autres facteurs que la réduction de la dette seule, cette étude montre clairement que la catastrophe tant décriée par les tenant.e.s du discours dominant en cas de défaut ou de restructuration ne se base pas sur les faits.
L’étude ne se penche malheureusement pas sur les différences à observer entre les cas où la réduction fut le résultat d’un acte unilatéral ou d’une négociation avec les créanciers. Elle ne spécifie pas non plus si ces réductions ont eu lieu dans le seul but de rendre la dette économiquement « soutenable », c’est-à-dire payable, ou pour d’autres raisons. Les auteur.e.s passent par ailleurs sous silence le fait que nombre de ces réductions de dette ont été accordées pour des raisons géo-stratégiques. Pensons à la Serbie des années 2000, au Chili de Pinochet ou l’Argentine des années 1980 : tous ont été remerciés pour services rendus aux intérêts des grandes puissances et des multinationales (le « consensus de Washington »)…
Pour le CADTM, les pays – tant du « Sud » que du « Nord » – devraient auditer leurs dettes souveraines pour en définir les origines et en identifier les caractères illégaux, odieux et/ou illégitimes en vue d’annulations unilatérales. Ces annulations doivent bien entendu servir à améliorer les conditions de vie de la population et devraient être accompagnées de mesures anticapitalistes complémentaires.
Jérémie Cravatte
Notes
|1| Si besoin est, précisons que le CADTM ne prône pas la « croissance », mais nous retenons ici les indicateurs utilisés et analysés par les économistes dans leur rapport.
|2| Nous ne les développerons pas ici, voir : Reinhart & Trebesch, A distant Mirror of Debt, Default and Relief, octobre 2014, pp. 3-5
|3| Notons que ce défaut ne concernaient pas exclusivement les alliés anglo-saxons, mais également les dettes de réparation de l’Allemagne envers la France, l’Italie, la Belgique, etc. Ces dettes, instituées par le Traité de Versailles, avaient déjà été restructurées en 1924 (Dawes Plan) et en 1929 (Young Plan).
|4ibid., pp. 27-31
|5ibid., pp. 31-35
|6ibid., p.34
|7| Le seul cas où cette évolution a été négative est l’Équateur post-allégement de 1995 (-10%). Mais, comme le spécifient les auteur.e.s, cela ne reflète pas un accès tari aux marchés financiers sinon le fait qu’une nouvelle crise de la dette était déjà sur les rails. Voir : ibid., p.7
|8ibid., pp. 35-39
|9ibid., p.35
|10ibid., pp. 39-42
|11ibid., pp. 43-48
|12ibid., p.49

Quand l’économie décline, la guerre menace

Quand l’économie décline, la guerre menace

Global Research, mai 18, 2015
Paul Wolfowitz
Les événements marquants de notre temps sont l’effondrement de l’Union soviétique, le 11 septembre, la délocalisation de l’emploi et la déréglementation financière. Ces événements sont à l’origine de nos problèmes de politique étrangère et de nos difficultés économiques.
Les États-Unis ont toujours eu une haute opinion d’eux-mêmes, mais avec l’effondrement de l’Union soviétique, cette autosatisfaction a atteint de nouveaux sommets. Nous sommes devenus le peuple d’exception, le peuple indispensable, le pays choisi par l’Histoire pour exercer son hégémonie sur le monde. Cette doctrine néo-conservatrice exonère le gouvernement US des contraintes du droit international, et permet à Washington d’user de la coercition à l’encontre d’États souverains pour refaçonner le monde à son image.
En 1992, pour protéger le statut de puissance unique de Washington qui a résulté de l’effondrement de l’Union soviétique, Paul Wolfowitz a élaboré ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine Wolfowitz. C’est le fondement de la politique étrangère de Washington. Voici son énoncé :
«Notre premier objectif est d’empêcher l’émergence d’un nouveau rival, sur le territoire de l’ancienne Union soviétique ou ailleurs, qui constitue une menace comparable à celle de l’Union soviétique. Cette considération dominante sous-tend la nouvelle stratégie de défense régionale. Elle exige que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher un pouvoir hostile de dominer toute région dont les ressources seraient suffisantes, avec un contrôle consolidé, pour disposer d’un pouvoir global.»
En mars de cette année, le Conseil des relations extérieures a étendu cette doctrine à la Chine.
Washington est désormais engagé dans le blocage de la montée en puissance de deux grands pays possédant l’arme nucléaire. C’est cet engagement qui justifie la crise provoquée par Washington en Ukraine et son exploitation comme propagande contre la Russie. La Chine est aujourd’hui confrontée au nouvel axe de la politique étrangère de Washington baptisé Pivot to Asia. La construction de nouvelles bases navales et aériennes US vise ainsi à lui assurer le contrôle de la mer de Chine méridionale, aujourd’hui considérée comme une région vitale pour les intérêts nationaux des États-Unis.
Le 11 septembre a servi à lancer la guerre des néo-conservateurs pour l’hégémonie au Moyen-Orient. Le 11 septembre a également servi à fonder l’État policier aux États-Unis. Pendant que les libertés civiques y fondaient comme neige au soleil, les États-Unis étaient en guerre pendant quasiment tout le début du XXIe siècle, des guerres qui nous ont coûté, selon Joseph Stiglitz et Linda Bilmes, au minimum 6 trillions de dollars [milliers de milliards, NdT]. Ces guerres ont très mal tourné. Elles ont déstabilisé les gouvernements dans une région importante pour la production d’énergie. Ensuite, elles sont largement responsables de la prolifération de terroristes, dont la répression a servi à justifier officiellement ces guerres.
Tout comme l’effondrement de l’Union soviétique a donné libre cours à l’hégémonie US, il a entraîné la délocalisation de l’emploi. L’effondrement soviétique a convaincu la Chine et la Russie d’ouvrir leurs marchés de la main d’œuvre, largement sous-exploités, au capital US. Les grandes entreprises US, même réticentes, incitées par la menace d’OPA menées par les grands distributeurs et Wall Street, ont transféré à l’étranger leurs activités de fabrication industrielles et des services professionnels tels que le génie logiciel.
Cela a décimé la classe moyenne états-unienne et immobilisé l’ascenseur social. Le PIB et l’assiette fiscale US se sont envolés en Chine et en Inde en même temps que les emplois. La vraie classe moyenne US a cessé de croître et a décliné. En l’absence d’augmentation du revenu pour stimuler l’économie, Alan Greenspan a eu recours à l’endettement des consommateurs, procédé qui a cependant fait son temps. L’économie est aujourd’hui en panne.
Lorsque les biens et les services produits par le travail délocalisé sont introduits aux États-Unis, ce sont des importations qui ne font que dégrader la balance commerciale. Les étrangers profitent de leurs excédents commerciaux pour acquérir des titres, des actions, des entreprises et des biens immobiliers US. En conséquence, les intérêts, les dividendes, les gains en capital et les loyers ne tombent plus dans l’escarcelle des États-Unis, mais de pays étrangers. Cela ne fait que creuser davantage le déficit actuel.
Afin de protéger la valeur du dollar sur le marché des changes face à l’ampleur du déficit des comptes courants et à la création de monnaie pour soutenir le bilan des banques trop grandes pour faire faillite, Washington contraint les banques centrales japonaise et européenne à faire tourner la planche à billets aussi. L’impression de yens et d’euros compense l’impression de dollars, protégeant ainsi la valeur de la monnaie US sur le marché des changes.
La loi Glass-Steagall, qui avait séparé les activités commerciales des banques de leurs activités d’investissement, a été quelque peu érodée avant d’être abrogée complètement au cours du second mandat de Clinton. Cette abrogation, en même temps que celle de la régulation des marchés de dérivés, l’abolition de la limite de position imposée aux spéculateurs, ainsi que l’énorme concentration financière qui a résulté du fait que les lois antitrust étaient désormais lettre morte, se sont traduites non par la réalisation de l’utopie du marché libre, mais par une crise financière grave et durable. Les liquidités émises par suite de cette crise ont entraîné la formation de bulles sur les marchés actions et obligataires.
Implications, conséquences et solutions
Lorsque la Russie a bloqué l’invasion de la Syrie et le bombardement de l’Iran prévus par le régime Obama, les néo-conservateurs se sont rendu compte que, pendant qu’ils se focalisaient sur leurs guerres au Moyen-Orient et en Afrique depuis une décennie, Poutine avait restauré la puissance économique et militaire russe.
Le premier objectif de la doctrine Wolfowitz, empêcher l’émergence d’un nouveau rival, avait été manqué. La Russie disait «Non» aux États-Unis. Le parlement britannique s’est joint à elle en opposant son veto à la participation du Royaume-Uni à une invasion US de la Syrie. Le statut du gendarme du monde était ébranlé.
Cela a conduit les néo-conservateurs à délaisser le Moyen-Orient pour tourner leur attention vers la Russie. Au cours de la décennie précédente, Washington avait investi en Ukraine 5 milliards de dollars dans le financement de politiciens ayant le vent en poupe et d’organisations non gouvernementales en vue de les mobiliser pour protester dans les rues.
Lorsque le président ukrainien a procédé à une analyse du rapport coût-bénéfice de la proposition d’associer l’Ukraine à l’UE, il a constaté qu’il n’était pas avantageux et l’a rejeté. C’est alors que Washington a fait descendre les ONG dans la rue. Les néo-nazis ont provoqué la violence et le gouvernement, qui n’y était pas préparé, s’est effondré.
Victoria Nuland et Geoffrey Pyatt ont choisi le nouveau gouvernement ukrainien et mis en place un régime vassal.
Washington espérait profiter du coup d’État pour évincer la Russie de sa base navale en mer Noire, seul port russe en eaux tempérées. La Crimée, qui a fait partie de la Russie pendant des siècles, a toutefois choisi de la réintégrer. Dans sa frustration, Washington s’est remis de sa déception en décrivant l’autodétermination de la Crimée comme une invasion et une annexion russes. Washington a profité de cette opération de propagande pour briser la relation économique et politique de l’Europe avec la Russie en la contraignant à prendre des sanctions contre celle-ci.
Ces sanctions ont eu des conséquences néfastes pour l’Europe. En outre, les Européens sont préoccupés par l’attitude de plus en plus belliqueuse de Washington. Elle n’a rien à gagner à un conflit avec la Russie et craint d’être entraînée dans la guerre. Certains éléments donnent à penser que les gouvernements européens envisagent une politique étrangère indépendante de Washington.
La virulente propagande anti-russe et la diabolisation de Poutine ont détruit la confiance de la Russie en l’Occident. Avec le commandant de l’Otan, Breedlove, qui demande sans cesse plus d’argent, plus de troupes et plus de bases aux frontières de la Russie, la situation devient critique. Dans le cadre d’un défi militaire direct à Moscou, Washington s’efforce d’intégrer à la fois l’Ukraine et la Géorgie, deux anciennes provinces russes, dans l’Otan.
Dans le domaine économique, le dollar en tant que devise de réserve pose un problème au monde entier. Les sanctions et autres manifestations de l’impérialisme US conduisent certains pays, dont de très importants, à abandonner le système de paiement en dollar. Le commerce international passant de moins en moins par le dollar, la demande de cette devise chute en dépit de la disponibilité de masses considérables de monnaie résultant du Quantitative Easing [planche à billet, NdT]. Du fait de la production délocalisée et de la dépendance aux importations des États-Unis, la chute de la valeur du dollar sur le marché des changes entraînerait une inflation sur le marché intérieur. Les niveaux de vie baisseraient encore, ce qui menacerait par contrecoup les marchés des hydrocarbures, des actions, des obligations et des métaux précieux.
La vraie raison d’être du Quantitative Easing est le soutien du bilan des banques. Toutefois, il vise officiellement à stimuler l’économie et à soutenir sa reprise. Le seul signe de reprise est le PIB réel, qui apparaît positif uniquement parce que le facteur déflationniste est sous-estimé.
Il est cependant bien évident qu’il n’y a pas de reprise économique. Avec un PIB négatif au premier trimestre et probablement négatif également au deuxième trimestre, on pourrait assister cet été à une nouvelle aggravation de cette longue récession.
De plus, le taux élevé du chômage (23 %) est différent de ce que l’on connaissait auparavant. Au XXe siècle, après la Seconde guerre mondiale, la Réserve fédérale maîtrisait l’inflation en ralentissant l’économie. Il s’ensuivait alors une baisse des ventes, une accumulation des stocks et des licenciements. Lorsque le chômage augmentait, la Fed inversait la vapeur et les travailleurs retrouvaient leur emploi. Aujourd’hui, les emplois ont disparu. Ils ont été délocalisés. Les usines sont parties. Les travailleurs ne peuvent plus reprendre leur emploi : il est parti.
Restaurer l’économie exige d’inverser le flux des délocalisations et de ramener ces emplois aux États-Unis. Ce serait possible en changeant l’imposition des entreprises. L’impôt sur le bénéfice des sociétés pourrait être fixé en fonction du lieu où elles apportent de la valeur ajoutée aux produits qu’elles commercialisent aux États-Unis. Si les biens et services étaient produits à l’étranger, le taux d’imposition serait élevé. S’ils étaient produits dans le pays, le taux d’imposition serait faible. Il serait possible de fixer les taux d’imposition de manière à compenser le faible coût de production à l’étranger.
À en juger par la puissance du lobby des multinationales et de Wall Street, cette réforme semble toutefois improbable. J’en conclus que l’économie des États-Unis va poursuivre son déclin.
En politique étrangère, l’orgueil démesuré et l’arrogance des États-Unis, qui se considèrent comme un pays exceptionnel et indispensable, détenteur d’un droit d’hégémonie sur les autres pays, implique que le monde s’achemine vers la guerre. Ni la Russie ni la Chine n’accepteront le statut de vassaux accepté par le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France et les autres pays d’Europe, le Canada, le Japon et l’Australie. La doctrine Wolfowitz indique clairement que le prix à payer pour la paix dans le monde est l’acceptation de l’hégémonie de Washington.
En conséquence, à moins d’un effondrement du dollar entraînant celui de la puissance US, ou bien que l’Europe trouve le courage de rompre avec Washington pour suivre une politique étrangère indépendante en disant au revoir à l’Otan, nous risquons fortement une guerre nucléaire.
L’agression et la propagande flagrante de Washington ont convaincu la Russie et la Chine que les États-Unis veulent la guerre, ce qui les a conduites à conclure une alliance stratégique. Le 9 mai, les commémorations de la victoire sur Hitler en Russie ont marqué un tournant historique. Les gouvernements occidentaux les ont boycottées, tandis que les Chinois prenaient leur place. Pour la première fois dans l’histoire, des soldats chinois ont défilé avec des soldats russes, et le président de la Chine était assis aux côtés du président de la Russie.
Le rapport du Saker sur les commémorations de Moscou est intéressant. En particulier, le tableau des victimes de la Seconde guerre mondiale est éloquent. Comparé au nombre de morts US, britanniques et français, celui des morts russes montre très clairement que c’est la Russie qui a vaincu Hitler. Dans l’univers orwellien des pays occidentaux, la réécriture récente de l’histoire omet le fait que c’est l’Armée rouge qui a détruit la Wehrmacht. Selon la version réécrite, Obama n’a mentionné que l’armée US à l’occasion du 70e anniversaire de la reddition de l’Allemagne. À l’inverse, Poutine a exprimé sa gratitude aux «peuples de Grande-Bretagne, de France et des États-Unis d’Amérique pour leur contribution à la victoire».
Depuis de nombreuses années, le président russe insiste publiquement sur le fait que l’Occident n’écoute pas la Russie. Washington et ses vassaux européens, ainsi que le Canada, l’Australie et le Japon, n’écoutent pas lorsque la Russie dit «ne soyez pas injustes avec nous, nous ne sommes pas votre ennemi. Nous voulons être vos partenaires.»
Washington étant resté sourd pendant toutes ces années, la Russie et la Chine sont finalement parvenues à la conclusion qu’elles n’avaient que le choix entre la vassalité et la guerre. Si le Conseil national de sécurité, le Département d’État ou le Pentagone avaient été dirigés par des gens intelligents, Washington aurait été averti que la politique des néo-conservateurs ne faisait que semer la méfiance. Cependant, le gouvernement n’étant constitué que de néo-conservateurs à l’orgueil démesuré, Washington a commis une erreur qui pourrait être fatale à l’humanité.
Paul Craig Roberts

Article original en anglais :
US_empire_cartoon-war
Traduit par Gilles Chertier, relu par jj  pour le Saker Francophone

Le FMI, la BM et les grandes banques voyaient venir la crise de la dette de 1982

Le FMI, la BM et les grandes banques voyaient venir la crise de la dette de 1982

Global Research, janvier 05, 2015
Robert Mc Namara
Photo : Robert McNamara, président de la Banque mondiale de 1968-1981
Dès 1960, la Banque mondiale identifie le danger d’éclatement d’une crise de la dette sous la forme d’une incapacité des principaux pays endettés à soutenir les remboursements croissants. Les signaux d’alerte se multiplient au cours des années 1960 jusqu’au choc pétrolier de 1973. Tant les dirigeants de la Banque mondiale et du FMI que les banquiers privés, la Commission Pearson, la Cour des Comptes des Etats-Unis (le General Accounting Office – GAO -) publient des rapports qui mettent l’accent sur les risques de crise. A partir de l’augmentation du prix du pétrole en 1973 et du recyclage massif des pétrodollars par les grandes banques privées des pays industrialisés, le ton change radicalement. La Banque mondiale et le FMI ne parlent plus de crise. Pourtant le rythme de l’endettement s’emballe. La Banque mondiale entre en concurrence avec les banques privées pour octroyer un maximum de prêts le plus vite possible.
Jusqu’à l’éclatement de la crise en 1982, la Banque mondiale tient un double langage. L’un destiné au public et aux pays endettés dit qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter outre mesure et que si des problèmes surgissent, ils seront de courte durée. C’est le discours tenu dans les documents publics officiels. Le deuxième discours est tenu à huis clos lors des discussions internes. Dans un mémorandum interne, on peut lire que si les banques perçoivent que les risques augmentent, elles réduiront les prêts et « nous pourrions voir une grande quantité de pays se retrouver dans des situations extrêmement difficiles » (29 octobre 1979) |1|. A la veille de la crise le FMI affirme encore que tout va bien.
Par la suite, la BM et le FMI rendront les pays en développement responsables de la crise et feront appliquer des mesures d’austérité brutale ainsi que des réformes structurelles conservatrices.
A partir de 1960, les signaux d’alerte n’ont pas manqué.
Dès 1960, Dragoslav Avramović et Ravi Gulhati, deux économistes éminents de la Banque mondiale |2|, publient un rapport qui pointe clairement le danger de voir les PED atteindre un niveau insoutenable d’endettement en raison des sombres perspectives en terme de revenus d’exportation : « On prévoit que dans les prochaines années, les remboursements de la dette vont augmenter dans plusieurs grands pays endettés dont la plupart ont déjà atteint un taux de service de la dette fort élevé. (…) Dans certains cas, l’incertitude concernant les perspectives d’exportation et un lourd service de la dette constituent un sérieux obstacle à de nouveaux emprunts importants » |3|.
Ce n’est que le début d’une série continue d’avertissements qui apparaissent dans différents documents successifs de la Banque mondiale jusqu’en 1973. Dans le Rapport annuel de la Banque mondiale de 1963-64, on lit à la page 8 : « Le lourd fardeau de la dette qui pèse sur un nombre croissant de pays membres constitue un souci permanent pour le groupe de la Banque mondiale. (…) Les directeurs exécutifs ont décidé que la Banque pouvait modifier certaines conditions de prêt pour alléger le service de la dette dans les cas appropriés » |4|.
Le 20e Rapport annuel publié en 1965 contient un long développement sur la dette
Le rapport souligne que les exportations de produits agricoles croissent plus vite que la demande dans les pays industrialisés, d’où une chute des prix |5| : « la croissance des matières premières agricoles destinées à l’exportation a eu tendance a être plus rapide que la croissance de la demande des pays industrialisés. Par conséquent, les pays en développement ont souffert d’une chute importante des prix de leurs exportations agricoles entre 1957 et 1962. » Exemple : alors que les exportations de café ont augmenté de 25% en volume entre 1957 et 1962, les revenus d’exportation qu’elles procurent ont baissé de 25% |6|. Il y a baisse des prix également pour le cacao et le sucre. Le rapport montre que les exportations des PED sont essentiellement des matières premières pour lesquelles la demande du Nord évolue lentement et irrégulièrement. Les prix des matières premières baissent |7|. Le rapport indique que les flux financiers vers les PED sont insuffisants tant en prêts et dons qu’en investissement étranger car ce qui repart en remboursement de la dette et en rapatriement de profits sur les investissements étrangers est très élevé.
Le rapport relève que la dette a augmenté à un rythme annuel de 15% entre 1955 et 1962 pour ensuite accélérer, passant à 17% entre 1962 et 1964. Une douzaine de pays concentrent un peu plus de 50% de la dette. Tous sont de gros clients de la Banque (Inde, Brésil, Argentine, Mexique, Egypte, Pakistan, Turquie, Yougoslavie, Israël, Chili, Colombie). Le rythme de croissance de la dette extérieure publique des PED est très élevé. Entre 1955 et 1963, la dette a augmenté de 300%, passant de 9 milliards à 28 milliards de dollars. En 1963-1964, la dette a augmenté de 22% pour atteindre 33 milliards de dollars. Le volume du service de la dette a été multiplié par 4 pendant la même période (1955-1964). En 1955, le service de la dette représentait 4% des revenus d’exportation. En 1964, le pourcentage a triplé (12%). Et dans le cas de certains pays, il représente près de 25% !
Le rapport met l’accent sur la nécessité de définir correctement les conditions auxquelles la Banque mondiale et les autres créanciers octroient des prêts. Quel est le raisonnement ? Plus les termes (les conditions) seront durs, plus les remboursements seront élevés. Plus les remboursements sont élevés, plus le montant (le volume) de l’aide doit être élevé. En conséquence, la dureté ou la souplesse/douceur des conditions est aussi importante que le volume de l’aide. Deux facteurs clés déterminent la dureté ou la douceur : a) la part des dons, b) le montant des taux d’intérêt et la durée des remboursements. Le rapport relève que la part des dons a baissé (principalement de la part des États-Unis). Les taux d’intérêt ont un peu baissé et la durée des remboursements a augmenté. Bref, on a augmenté la dureté d’un côté et baissé un peu de l’autre. A noter que l’URSS prête à un taux d’intérêt nettement inférieur à celui fixé par l’ « Ouest » |8|. La Grande Bretagne a annoncé qu’à l’avenir, elle allait prêter sans intérêt aux pays les plus pauvres. Le Canada va dans le même sens. Le rapport plaide pour un adoucissement des termes des prêts.
Dans les 19 rapports qui ont précédé celui-ci, on ne trouve pas ce genre d’analyse. Comment expliquer le ton particulier et le contenu original de ce rapport ? En fait, ce rapport est écrit sous la pression des événements. De nombreux pays du Tiers Monde se sont organisés au sein du mouvement des non-alignés. Ils sont majoritaires au sein de l’Assemblée des Nations unies et ils ont obtenu en 1964 la création de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. La CNUCED est la seule institution onusienne dirigée par des représentants des PED |9|. Ceux-ci critiquent fortement l’attitude des pays les plus industrialisés. La Banque mondiale elle-même compte alors 102 pays membres, soit une majorité de pays du Tiers Monde. La direction de la Banque est obligée de prendre en compte au niveau de l’analyse les récriminations du Sud.
Le 21e Rapport annuel publié en 1966 revient sur les conditions des prêts, plaide pour leur assouplissement et relève qu’on est dans une logique d’augmentation permanente de la dette : « Alors que le fardeau croissant de la dette des pays en développement souligne la nécessité d’un assouplissement des conditions de prêt, (…) les conditions moyennes de l’aide bilatérale pourraient devenir bien moins favorables… (…) Cependant, un plus haut niveau d’aide à des conditions inadéquates peut rendre le problème de la dette extérieure encore plus difficile. Si l’aide n’est pas offerte à des conditions plus favorables, le volume brut de l’aide devra être augmenté en permanence et de façon considérable afin de maintenir un réel transfert des ressources » |10|.
En résumé, on peut estimer que la Banque mondiale avait détecté le danger persistant d’éclatement d’une crise de la dette sous la forme d’une incapacité de soutenir les remboursements croissants. Les solutions envisagées par la Banque dans les citations reprises ci-avant consistent à augmenter le volume des prêts en proposant des conditions plus favorables : taux d’intérêt moins élevé, période plus longue pour le remboursement. En fait, la Banque ne perçoit le problème qu’en terme de flux : pour que les pays endettés puissent rembourser, il faut augmenter les montants prêtés en allégeant les conditions de remboursement. On est manifestement entré dans un cercle vicieux où les nouvelles dettes servent à rembourser les anciennes, tant au niveau du raisonnement que dans la réalité.
Dans les mêmes rapports, la Banque exprime sa confiance dans l’augmentation des flux de capitaux privés (investissements et prêts) vers les PED. L’augmentation des prêts privés est considérée comme un objectif à atteindre. Cette augmentation permettra d’alléger l’attente par rapport aux financements publics, selon le rapport déjà cité.
Dans le 20e Rapport annuel publié en 1965, on pouvait lire : « Le groupe de la Banque mondiale et d’autres organisations internationales déploient des efforts considérables pour encourager et élargir les flux de capitaux privés vers les pays moins développés. Il n’y a pas de doute qu’on peut s’attendre à une augmentation de ces flux (…) accélérant ainsi la voie du développement et allégeant l’attente par rapport aux financements publics » |11|. Dans celui publié en 1966, on pointe la nécessité de libérer les mouvements internationaux de capitaux : « On peut espérer qu’il sera possible d’établir des conditions qui permettent un mouvement plus libre des capitaux privés sur le marché mondial » |12|.
Et, c’est remarquable, après un long développement sur les difficultés de remboursement de la dette, la Banque déclare qu’il ne faut pas diminuer le recours à l’emprunt : « Rien de cela cependant ne doit être interprété comme impliquant que les pays en développement ne pourraient pas se permettre, voire devraient éviter, toute augmentation dans leurs obligationsde remboursement » |13|.
La désignation de la Commission Pearson en 1968 par Robert McNamara, nouveau président de la Banque mondiale, s’inscrit dans les efforts déployés par les dirigeants états-uniens pour faire face à l’endettement croissant et aux revendications qui émanent du Sud. Partners in Development (Partenaires pour le développement), le rapport de la commission Pearson publié en 1969, prédit que le poids de la dette augmentera pour atteindre une situation de crise dans la décennie suivante. Le pourcentage des nouveaux emprunts bruts utilisés pour assurer le service de la dette a atteint 87% en Amérique latine en 1965-67.
Voici ce qu’en 1969, Nelson Rockfeller, frère du président de la Chase Manhattan Bank |14|, explique dans un rapport au Président des États-Unis à propos des problèmes auxquels l’Amérique Latine doit faire face : « Le niveau considérable des montants empruntés par certains pays de l’hémisphère occidental afin de soutenir le développement est tel que le paiement des intérêts et l’amortissement absorbent une grande part des revenus d’exportations. (…) Beaucoup de pays sont amenés en effet à contracter de nouveaux emprunts pour disposer des devises nécessaires à payer l’intérêt et l’amortissement des anciens emprunts et ce, à des taux d’intérêt plus élevés » |15|.
De son côté, en 1969, le General Accounting Office (GAO, équivalent aux États-Unis de la Cour des Comptes) remet au gouvernement un rapport également alarmant : « Beaucoup de nations pauvres ont déjà atteint un niveau d’endettement qui dépasse leurs possibilités de remboursement. (…) Les États-Unis continuent à accorder plus de prêts aux pays sous-développés que tout autre pays ou organisation et ils ont également le plus fort taux de pertes. La tendance à faire des prêts remboursables en dollars ne garantit pas que les fonds seront remboursés » |16|.
Quelques temps après, en 1970, dans un rapport au président des États-Unis, Rudolph Peterson, président de la Bank of America, tire la sonnette d’alarme : « Le poids de la dette de beaucoup de pays en développement constitue maintenant un problème urgent. Bien qu’annoncé depuis dix ans, on n’en a pas tenu compte. Les raisons sont multiples, mais quoi qu’il en soit, dans certains pays, les revenus d’exportation à venir sont tellement hypothéqués que cela compromet la poursuite des importations, des investissements et du développement » |17|.
En résumé, différentes sources influentes aux Etats-Unis, toutes reliées entre elles, considèrent dès la fin des années 1960 qu’une crise de la dette peut éclater quelques années plus tard.
Malgré la conscience des dangers… 
De son côté, Robert McNamara, lui aussi, considère que le rythme de croissance de l’endettement du tiers-monde constitue un problème. Il déclare : “ A la fin de 1972, la dette s’élevait à 75 milliards de dollars et le service annuel de la dette dépassait 7 milliards de dollars. Le service de la dette a augmenté de 18% en 1970 et de 20% en 1971. Le taux moyen d’augmentation de la dette depuis la décennie de 1960 a représenté presque le double du taux de croissance des revenus d’exportation avec lesquels les pays endettés doivent assurer ce service de la dette. Cette situation ne peut continuer indéfiniment ” |18|.
… à partir de 1973, la Banque mondiale est lancée dans la poursuite de l’augmentation des dettes en compétition avec les banques privées
Pourtant la Banque mondiale qu’il préside maintient la pression sur les pays de la Périphérie afin qu’ils accroissent leur endettement.
A partir de 1973, l’augmentation du prix des produits pétroliers et d’autres matières premières provoque une fuite en avant vers davantage d’endettement. Dans les publications de la Banque mondiale, du FMI et des banquiers, on trouve de moins en moins de pronostics pessimistes en ce qui concerne les difficultés de remboursement auxquelles les PED pourraient être confrontés. Prenons le FMI. On peut lire dans son rapport annuel pour 1975, un message tout à fait serein : « L’investissement des surplus des pays exportateurs de pétrole sur les marchés financiers nationaux et internationaux combiné à l’expansion du financement international (sous la forme des prêts bilatéraux et multilatéraux) a constitué une forme satisfaisante de transfert de fonds pour pallier le déficit de la balance des comptes courants des pays importateurs de pétrole » |19|. Il faut souligner que ce diagnostic tranche tout à fait avec celui qui sera produit après l’éclatement de la crise. Dès que la crise de la dette surgit en 1982, le FMI en rend responsable les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979. Or ce qu’on peut déduire de la citation de 1975, c’est que pour le FMI, le recyclage des pétrodollars combiné aux prêts publics a largement résolu les problèmes des pays importateurs de pétrole.
Comment expliquer la volonté de la Banque mondiale de stimuler l’augmentation de l’endettement dans les années 1970 ?
La Banque mondiale voulait à tout prix augmenter son influence sur un nombre maximum de pays qui se rangeaient clairement dans le camp capitaliste ou qui, tout au moins, maintenaient (Yougoslavie) ou prenaient (Roumanie) leurs distances par rapport à l’URSS |20|. Pour conserver ou augmenter son influence, il lui fallait renforcer l’effet de levier en accroissant constamment les montants prêtés. Or les banques privées cherchaient elles-mêmes à augmenter leurs prêts et ce, à des taux qui pouvaient être inférieurs à ceux de la Banque mondiale |21|. Celle-ci était dès lors lancée dans une chasse aux projets susceptibles de faire l’objet de prêts. Entre 1978 et 1981, les montants prêtés par la Banque augmentent de 100%.
Robert McNamara affiche une grande confiance dans la deuxième moitié des années 1970. Il déclare en 1977, dans son allocution présidentielle annuelle : « Les principales banques et les principaux pays emprunteurs agissent sur la base de prévisions qui concordent » et il conclut : « Nous sommes même plus confiants aujourd’hui qu’il y a un an : le problème de la dette est gérable » |22|.
Et certains grands banquiers privés font preuve également d’une grande sérénité |23|. Voici ce que dit la Citibank en 1980 : « Depuis la seconde guerre mondiale, les ruptures de paiement de la part des pays sous-développés, quand elles se produisent, ne provoquent pas de pertes importantes pour les banques prêteuses. Une rupture de paiement est généralement suivie d’un arrangement entre le gouvernement du pays endetté et ses créanciers étrangers en termes de rééchelonnement de la dette. (…) Dans la mesure où les taux d’intérêt et les différentiels sont généralement revus à la hausse quand un prêt est rééchelonné, la valeur de la décote est souvent supérieure à la valeur du crédit original » |24|. Cette déclaration est à prendre avec la plus grande circonspection quant aux motivations de son auteur. En effet, la Citibank, une des banques les plus actives dans les années 1970 en terme de prêts au Tiers Monde, sent en 1980 que le vent est en train de tourner. Au moment où ces lignes sont écrites, elle prépare déjà sa retraite, elle n’accorde presque plus de nouveaux prêts.
Le texte est destiné aux banquiers plus petits, notamment les banques locales aux États-Unis, les Saving and Loans, que des entreprises comme la Citibank essayent de rassurer afin qu’elles accordent, elles, de nouveaux prêts. Dans le chef de la Citibank, l’argent que les Saving and Loans continuent d’envoyer vers les pays du Sud doit leur permettre de rembourser les grands banquiers. En d’autres mots, pour que les pays endettés puissent poursuivre le remboursement des grandes banques, il faut qu’existent d’autres prêteurs. Ils peuvent être privés (des petites ou moyennes banques moins bien informées que les grandes ou désinformées par celles-ci) ou publics (la Banque mondiale, le FMI, les agences publiques de crédit à l’exportation, des gouvernements…). Il faut des prêteurs en dernier ressort pour que les grandes banques soient remboursées intégralement. A ce sujet, si des institutions telles que la Banque mondiale et le FMI se répandent en propos rassurants alors que la crise se prépare, elles se rendent complices des grands banquiers qui cherchent des prêteurs en dernier ressort. Les petites banques qui continuent à prêter des capitaux aux PED sont acculées à la faillite après l’éclatement de la crise de 1982 et le coût de leur sauvetage sera assumé par le Trésor des Etats-Unis, c’est-à-dire en réalité par les contribuables états-uniens.
Le tournant 1979 – 1981 
Le deuxième choc pétrolier de 1979 (suite à la révolution iranienne) a été combiné à une réduction du prix des autres matières premières. A partir de la fin de 1979, le coût de la dette est doublement augmenté par la très forte augmentation des taux d’intérêt et l’appréciation du dollar. Les tentatives du Sud de relancer la négociation sur un Nouvel ordre international échouent : le dialogue Nord-Sud à Cancun en 1981 n’aboutit à rien. Par ailleurs, l’austérité fiscale, exigée des pays du Sud, n’est pas appliquée par les États-Unis (réduction des taxes, augmentation des dépenses militaires, augmentation de la consommation).
Le tournant généralisé vers ce que la Banque mondiale a appelé « l’ajustement structurel » est annoncé dès le discours que prononce Robert McNamara à la conférence de la CNUCED de Manille en mai 1979.
Le double langage de la Banque mondiale
Jusqu’à l’éclatement de la crise en 1982, la Banque mondiale tient un double langage. L’un destiné au public et aux pays endettés dit qu’il n’y a pas de s’inquiéter outre mesure et que si des problèmes surgissent, ils seront de courte durée. C’est le discours tenu dans les documents publics officiels. Le deuxième discours est tenu à huis clos lors des discussions internes.
En octobre 1978, un vice-président de la Banque mondiale, Peter Cargill, responsable des Finances, adresse au président McNamara, un mémorandum intitulé « Degré de risque dans les actifs de la Banque mondiale » (Riskiness in IBRD’s loans portofolio). Dans ce texte, Peter Cargill presse Robert McNamara et l’ensemble de la Banque mondiale d’accorder beaucoup plus d’attention à la solvabilité des pays endettés |25|. Selon Peter Cargill, le nombre de pays endettés qui accusent des arriérés de paiement à l’égard de la Banque mondiale ou/et qui recherchent une renégociation de leur dette multilatérale est passé de trois à dix-huit entre 1974 et 1978 ! De son côté, Robert McNamara exprime sa préoccupation en interne à plusieurs reprises, notamment dans un mémorandum daté de septembre 1979. Dans un autre mémorandum interne, on peut lire que si les banques perçoivent que les risques augmentent, elles réduiront les prêts et « nous pourrions voir une grande quantité de pays se retrouver dans des situations extrêmement difficiles » (29 octobre 1979) |26|.
Le Rapport sur le développement dans le monde édité par la Banque mondiale en 1980 présente l’avenir de manière optimiste, prévoyant que les taux d’intérêt réels vont se stabiliser au niveau très bas de 1%. C’est totalement irréaliste. L’évolution réelle l’a montré. Ce qui est édifiant, c’est d’apprendre, grâce à des historiens de la Banque mondiale, que dans la première version non publiée du rapport, figure une deuxième hypothèse basée sur un taux d’intérêt réel de 3%. Cette projection montrait que la situation serait à terme intenable pour les pays endettés. Robert McNamara obtient qu’on retire ce scénario noir de la version à publier |27| !
Dans le Rapport sur le développement dans le monde publié par la Banque en 1981, on peut lire : « Il semble très probable que les emprunteurs et les prêteurs vont s’adapter aux conditions changeantes sans précipiter une crise générale de confiance » |28|.
Le mandat de Robert McNamara à la présidence de la Banque mondiale se termine en juin 1981, un an avant que la crise n’éclate aux yeux de tous. Le président Ronald Reagan le remplace par Alden William Clausen, président de la Bank of America, un des principaux créanciers privés des PED. On place le renard au cœur du poulailler…
Eric Toussaint

Notes

|1| D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1. p. 599
|2| Le Yougoslave Dragoslav Avramović est économiste en chef de la Banque mondiale en 1963-1964. Trente ans plus tard, il devient gouverneur de la Banque centrale yougoslave (1994-1996) à l’époque du gouvernement de Miroslav Milosevic.
|3| Avramović, Dragoslav and Gulhati, Ravi. 1960. Debt Servicing Problems of Low-Income Countries 1956-58, Johns Hopkins Press for the IBRD, Baltimore, p.56 et 59.
|4| World Bank, Annual Report 1963-4, p.8.
|5| World Bank, Annual Report 1965, p. 54
|6| Idem, p. 55
|7| Remarquons que pendant ce temps, la Banque mondiale dirige ses prêts vers les cultures d’exportations et les activités exportatrices de matières premières.
|8| Ibid., p. 61
|9| Pour une présentation synthétique de la création de la CNUCED et de son évolution ultérieure, voir Eric Toussaint. 2004. La Finance contre les peuples. La Bourse ou la Vie. CADTM/Syllepse/Cetim, Liège-Paris-Genève, p. 99-104. Voir également CETIM. 2005. ONU. Droits pour tous ou loi du plus fort ?, Cetim, Genève, 2005, p. 207 – 219 et Thérien, Jean-Philippe. 1990. Une Voix du Sud : le discours de la Cnuced, L’Harmattan, Paris.
|10| World Bank, Annual Report 1966, p.45.
|11| World Bank,  Annual Report 1965, p.62.
|12| La situation est paradoxale : alors que la BM argumente pour un mouvement plus libre des capitaux entre PED et pays développés, de son côté Washington, depuis 1963, a instauré des restrictions très fortes sur les sorties de capitaux des Etats-Unis. Ces restrictions accélèrent le développement en Europe du marché des eurodollars qui sont recyclés sous forme de prêts aux PED. Voir Eric Toussaint. 2004. La Finance contre les peuples. La Bourse ou la Vie. CADTM/Syllepse/Cetim, Liège-Paris-Genève, p. 189 et Norel, Philippe et Saint-Alary, Eric. 1988. p. 41 et svtes.
|13| World Bank, Annual Report 1966, p.45.
|14| La Chase Manhattan Bank était une banque d’investissement basée à Chicago aux États-Unis. Elle a fusionné avec la J.P. Morgan & Co. en janvier 2001 pour former une holding financière, JPMorgan Chase. Parmi ses anciens présidents : David Rockefeller. En 2004, le FBI déclassifie des informations selon lesquelles la Chase Manhattan Bank a passé en 1936 une convention avec le IIIe Reich pour contourner le boycott monétaire de l’Allemagne en achetant et en changeant en dollars contre une forte commission des Reichsmark, les Rückwanderer (Marks restitués) qu’on croit être le produit de confiscation aux Juifs d’Allemagne. Entre 1936 et 1941, le gouvernement allemand dispose ainsi de devises pour un montant de 20 millions de dollars qui a servi à acheter du matériel et du pétrole à d’autres entreprises américaines. Les commissions se sont élevées à 1,2 million de dollars dont 500 000 ont été conservées par la banque. Ces infos proviennent de : http://fr.wikipedia.org/wiki/Chase_… , consulté le 24 décembre 2014. JP Morgan Chase est en 2014 la principale banque privée des États-Unis.
|15| Nelson Rockfeller. 1969. Report on the Americas, Quadrangle Books, Chicago, p. 87, cité par Payer, Cheryl. 1991. Lent and Lost. Foreign Credit and Third World Development, Zed Books, London, p.58.
|16| Banking, November 1969, p. 45, cité par Payer, Cheryl. 1991. Lent and Lost. Foreign Credit and Third World Development, Zed Books, London, p. 69.
|17| Task Force on International Development, U.S. Foreign Assistance in the 1970s : a new approach, Report to the President, Government Printing Office, 1970, Washington, p.10.
|18| McNamara, Robert S. 1973. Cien países, Dos mil millones de seres, Tecnos, Madrid, p.94.
|19| International Monetary Fund, Annual Report 1975, p.3.
|20| Dans ce cadre, la Banque mondiale fit de gros efforts pour convaincre la Chine de rentrer en son sein (au grand dam des autorités de Taiwan qui entre 1949 et 1979 avait occupé la place de la Chine au sein de la Banque). Le retour de la Chine populaire à la Banque se fit à la fin de la présidence de Robert McNamara.
|21| En 1976-1977-1978, les banques commerciales prêtaient au Brésil à un taux moyen de 7,4% tandis que la Banque mondiale prêtait au taux de 8,7% (Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1, p. 281 et tableau 15.5. p. 983)
|22| Cité par Nicholas Stern et Francisco Ferreira. 1997. « The World Bank as ‘intellectual actor’ » in Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2, p.558.
|23| A moyen terme, ils n’avaient pas tort. La vision exprimée dans la citation a été confirmée dans les années 1980 : les suspensions de paiement de dette ont été de courte durée, des rééchelonnements de paiement ont été concertés entre les grandes banques des Etats-Unis et les gouvernements des pays d’Amérique latine avec le soutien du FMI et de la BM. Comme l’affirme la Citybank : « les taux d’intérêt et les différentiels sont généralement revus à la hausse quand un prêt est rééchelonné ». C’est exactement ce qui s’est passé. Comme indiqué dans les deux chapitres suivants, les grands banquiers ont fait d’énormes profits sur le dos des pays endettés.
|24| Global Financial Intermediation and Policy Analysis (Citibank, 1980), quoted in ‘Why the Major Players Allowed it to happen’, International Currency review, May 1984, p.22, cité par Payer, Cheryl. 1991. Lent and Lost. Foreign Credit and Third World Development, Zed Books, London, p.72.
|25| D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1. p. 598
|26| D. Kapur, J. Lewis, R. Webb, 1997, vol. 1. p. 599
|27| Ce scénario, bien que plus proche de ce qui se passa réellement, était pourtant encore trop optimiste.
|28| Cité par Nicholas Stern et Francisco Ferreira. 1997. « The World Bank as ‘intellectual actor’ » in Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2, p.559.

Éric Toussaint, porte-parole du CADTM international (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, www.cadtm.org), est maître de conférence à l’université de Liège. Il est l’auteur de Bancocratie, Aden, 2014, http://cadtm.org/Bancocratie ; Procès d’un homme exemplaire, Edition Al Dante, Marseille, septembre 2013 ; Banque mondiale : le coup d’Etat permanent, Edition Syllepse, Paris, 2006, téléchargeable : http://cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat Voir également Eric Toussaint, Thèse de doctorat en sciences politiques présentée en 2004 aux universités de Liège et de Paris VIII : « Enjeux politiques de l’action de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international envers le tiers-monde », http://cadtm.org/Enjeux-politiques-de-l-action-de Eric Toussaint est coauteur avec Damien Millet de 65 Questions, 65 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, Liège, 2012 (version en téléchargement libre sur internet : http://cadtm.org/65-questions-65-reponses-sur-la,8331 ) ; La dette ou la vie, coédition CADTM-Aden, Liège-Bruxelles, 2011. Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège http://www.cadtm.org/Le-CADTM-recoit-le-prix-du-livre

Les mensonges de l’Empire: Comment lutter contre la propagande occidentale

Les mensonges de l’Empire: Comment lutter contre la propagande occidentale

Global Research, mai 26, 2015
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«…Lorsqu’une maison est attaquée par des brigands, qu’un village est envahi par des gangsters, que de la fumée, des flammes et des cris sortent de partout, pouvons-nous nous permettre le luxe de prendre le temps de calculer, d’analyser et de rechercher des solutions logiques, éthiques, globales et objectives complètes?» 
D’abord, ils commencent par fabriquer des mensonges monstrueux puis nous disent d’être objectifs!
L’amour est-il objectif? La passion est-elle objective?
Les rêves sont-ils défendables, logiquement et philosophiquement?
Lorsqu’une maison est attaquée par des brigands, qu’un village est envahi par des gangsters, que de la fumée, des flammes et des cris sortent de partout, pouvons-nous nous permettre le luxe de prendre le temps de calculer, d’analyser et de rechercher des solutions logiques, éthiques, globales et objectives complètes?
Je suis fermement convaincu que non. Nous sommes obligés de nous battre contre ceux qui incendient nos maisons, de frapper avec force ceux qui tentent de violer nos femmes, et de répondre au feu par le feu à chaque fois que des innocents sont massacrés.
Lorsque la force la plus puissante et la plus destructrice du globe mobilise tout son pouvoir de persuasion, faisant flèche de tout bois, depuis les grands médias jusqu’aux institutions pédagogiques, pour justifier ses crimes, lorsqu’elle répand sa propagande empoisonnée et ses mensonges pour opprimer le monde et anéantir tout espoir, est-ce que nous prenons du recul? Est-ce que nous nous lançons dans un travail incessant et approfondi sur des récits précis et objectifs? Est-ce que nous opposons au mensonge et à la propagande notre propre version des faits, renforcée par notre intuition, notre passion et nos rêves d’un monde meilleur?
***
L’Empire ment continuellement. Il ment le matin, pendant la journée, le soir et même la nuit, quand la plupart des gens dorment profondément. Il le fait depuis des décennies et même des siècles. Pour les tromperies à grande échelle, il s’en remet à d’innombrables propagandistes, qui se présentent comme universitaires, enseignants, journalistes et intellectuels. En matière de désinformation, on a atteint la perfection. La publicité occidentale (si admirée et exploitée par les nazis allemands) a certaines racines communes avec la propagande, bien que celle-ci soit plus ancienne et plus achevée.
Il semble que même certains dirigeants de l’Empire en soient aujourd’hui arrivés à croire à la plupart de leurs inventions – sans parler de la plupart des citoyens ordinaires. Sinon, comment parviendraient-ils à dormir ?
L’appareil de propagande occidental est extrêmement efficace. Il est également brillant dans sa manière de veiller à ce que ses inventions soient transmises, diffusées et acceptées aux quatre coins du monde. Le système par lequel la désinformation se répand est incroyablement complexe. Sur tous les continents, des médias et des universitaires serviles usent de tout leur pouvoir pour garantir qu’une seule version des faits soit autorisée à pénétrer le cerveau de milliards d’individus.
Résultat : lâcheté intellectuelle et ignorance, partout dans le monde, mais en particulier en Occident et dans ses États vassaux.
***
Nous, les opposants au régime, que sommes-nous censés faire?
Premièrement, les choses sont moins désespérées qu’elles ne l’ont été.
Nous ne sommes plus dans le monde unipolaire morbide du début des années 1990. Aujourd’hui, le Venezuela, la Russie, la Chine et l’Iran soutiennent de puissants médias opposés à l’Empire. De puissantes chaînes de télévision ont vu le jour : RT, Press TV, TeleSUR et CCTV. D’énormes magazines en ligne et sites en anglais, aux États-Unis, au Canada et en Russie révèlent également les mensonges des agents de propagande officiels de l’Occident. Des noms tels que CounterpunchInformation Clearing House, Global Research, Veterans News, Strategic Culture ou New Eastern Outlookviennent aussitôt à l’esprit. En outre, des centaines de sites importants font de même en espagnol, en chinois, en russe, en portugais et en français.
La lutte pour un monde intellectuellement multipolaire est engagée. C’est une lutte acharnée et sans merci! C’est une bataille décisive, tout simplement parce que les métastases du cancer de la propagande occidentale se sont répandues partout. Elles ont contaminé tous les continents, et même certains des pays et des cerveaux les plus courageux en lutte contre l’impérialisme et le fascisme occidentaux. Personne n’est à l’abri. Franchement, nous sommes tous contaminés.
Faute de remporter cette bataille, en commençant par identifier et prouver clairement que leur discours est mensonger puis en proposant une vision humaniste empreinte de compassion, nous ne pouvons même pas rêver d’une révolution ni de tout autre changement notable de l’état du monde.
***
Comment remporter la victoire? Comment convaincre les masses, les milliards d’individus qui constituent l’humanité? Comment leur ouvrir les yeux et leur montrer que le régime occidental est malhonnête, vicié et destructeur? La majeure partie de l’humanité est accro à la propagande de l’Empire. Cette propagande n’est pas seulement le fait des médias mainstream, mais également de la musique populaire, des feuilletons télévisés, des réseaux sociaux, de la publicité, du consumérisme, des tendances de la mode et de tout autre moyen dissimulé. Elle revêt aussi les habits d’une soupe culturelle, religieuse et médiatique qui conduit à la stupeur émotionnelle et intellectuelle. À l’instar d’une drogue hautement addictive, elle est administrée régulièrement et avec persistance.
Sommes-nous en mesure de contrer la tactique et la stratégie de cet Empire brutal et destructeur par notre honnêteté, la recherche, le compte rendu d’enquêtes méticuleuses sur les faits?
L’Empire pervertit les faits. Il ne cesse de répéter ses mensonges dans les haut-parleurs et sur les écrans. Il les clame des milliers et des milliers de fois, jusqu’à ce qu’elles envahissent les cerveaux et jusqu’au plus profond du subconscient.
Bonne volonté, honnêteté naïve, asséner la vérité au pouvoir : tout cela peut-il changer la face du monde et le pouvoir lui-même? J’en doute fort.
L’Empire et son pouvoir sont illégitimes et criminels. À quoi sert la franchise avec un gangster? Franchement? C’est aux peuples, aux masses qu’il faut dire la vérité, pas à ceux qui terrorisent le monde.
En adressant la parole aux méchants, en les suppliant d’arrêter de torturer les autres, nous ne faisons que légitimer leurs crimes et reconnaître leur pouvoir. En essayant d’apaiser les gangsters, les gens se mettent à leur merci.
Et cela, je le refuse absolument!
***
Pour emporter l’adhésion de milliards d’individus, nous devons les inspirer, les enflammer. Nous devons les provoquer, les embrasser, leur faire honte, les faire rire et les faire pleurer. Nous devons veiller à ce qu’ils aient la chair de poule lorsqu’ils regardent nos films, lisent nos livres et nos essais, ou lorsqu’ils écoutent nos discours.
Nous devons les désintoxiquer, leur faire retrouver l’usage des sens et réveiller leurs instincts.
La vérité nue est inopérante. Le poison instillé par nos adversaires s’est enfoncé trop profondément. La plupart des gens sont trop léthargiques et insensibles aux vérités simples, énoncées tranquillement.
Nous avons essayé. D’autres aussi ont essayé. Une de mes connaissances (mais certainement pas un camarade), John Perkins, ancien apparatchik US formé par le Département d’État, a rédigé un long compte rendu de ses actes épouvantables en Équateur, en Indonésie et ailleurs, Les confessions d’un assassin financier. Il s’agit d’un compte rendu méticuleux de la manière dont l’Occident déstabilise les pays pauvres par la corruption, l’argent, l’alcool et le sexe. Ce livre s’est vendu à des millions d’exemplaires dans le monde. Pourtant, rien n’a changé! Il n’a pas déclenché de révolution populaire aux États-Unis. On n’a assisté à aucune protestation, à aucune demande de changement de régime à Washington.
Dernièrement, j’ai publié deux ouvrages académiques, ou du moins semi-académiques, truffés de détails, de citations et de notes de bas de page : l’un traitait de l’Indonésie, l’un des pays utilisés par l’Occident comme modèle pour effrayer le reste du monde après le coup d’État militaire appuyé par les États-Unis en 1965. Ce coup d’État a fait 2 à 3 millions de victimes. La vie intellectuelle a été assassinée, et le quatrième pays le plus peuplé du monde a été lobotomisé. Cet ouvrage est intitulé Indonesia – Archipelago of Fear (Indonésie – L’archipel de la peur). Le second, unique en son genre car il traite d’une très grande partie du monde, à savoir la Polynésie, la Mélanésie et la Micronésie Oceania – Neocolonialism, Nukes and Bones – (Océanie – Néocolonialisme, bombes nucléaires et ossements), montre comment les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la France ont littéralement divisé et détruit les cultures et les peuples des îles du Pacifique Sud. Aujourd’hui, mes livres sont utilisés dans l’enseignement, mais le nombre de gens influencés par les faits exposés est très limité. Les élites d’Indonésie et d’Océanie ont veillé à ce que ces livres ne soient pas lus par un grand nombre de gens.
J’ai passé de nombreuses années à faire des recherches, enquêter et compiler les faits. L’efficacité révolutionnaire de mon travail universitaire est, je dois bien l’admettre, quasiment nulle.
Ce n’est pas difficile à constater : lorsque j’écris un essai, bien construit et émouvant, qui exige que justice soit rendue, qui accuse l’Empire de meurtre et de vol, il est lu par des millions de gens sur tous les continents et traduit dans des dizaines de langues !
Pourquoi est-ce que j’écris cela, pourquoi partager cela avec mes lecteurs? Parce que nous devons tous être réalistes. Nous devons voir et comprendre ce que les gens veulent – ce qu’ils exigent. Ils sont malheureux et terrifiés. La plupart ne savent même pas pourquoi. Ils détestent le système, ils sont seuls, frustrés ; ils savent qu’on leur ment et qu’on les exploite. Pourtant, ils ne parviennent pas à cerner ces mensonges. Quant aux ouvrages universitaires qui en font état, ils sont trop complexes. La plupart des gens n’ont pas le temps de lire des milliers de pages indigestes ou n’ont pas reçu une instruction suffisante pour comprendre ce qu’ils lisent.
Notre devoir est donc de nous adresser à ces gens, qui représentent la majorité. Sinon, quel genre de révolutionnaires sommes-nous? Après tout, nous sommes censés créer pour nos frères et sœurs, pas pour une poignée de chercheurs universitaires, surtout quand on sait que la plupart des universités sont au service de l’Empire, qu’elles ne font que régurgiter une nomenclature officielle et des démagogues aux ordres.
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L’Empire parle, écrit puis répète à l’envi des mensonges éhontés sur ses bienfaits et le caractère exceptionnel de son régime, ou bien sur les maux que représentent l’Union soviétique, la Chine, l’Iran, le Venezuela, la Corée du Nord ou Cuba. Il le fait quotidiennement. Tout est fait pour que quasiment chaque être humain ait sa dose de toxine au moins plusieurs fois par jour.
Nous estimons devoir réagir. Alors, nous commençons à passer plusieurs années de notre vie à prouver méticuleusement, pas à pas, que la propagande de l’Empire est soit un énorme mensonge, soit de l’exagération, soit les deux. Au fur et à mesure que nous compilons nos arguments, nous publions les résultats chez un petit éditeur quelconque, le plus souvent sous la forme d’un petit livre peu épais. Cependant, presque personne ne le lit à cause de sa diffusion restreinte, parce que les faits constatés sont généralement trop complexes et difficiles à digérer, ou simplement parce que les faits en question ne choquent plus personne [ou parce que les gens ne peuvent pas les entendre, NdT]. Un millions d’innocents de plus assassinés quelque part en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie? Et à part ça, quoi de neuf?
En effectuant un travail de recherche honnête et approfondi, en disant la vérité sans fard, nous estimons faire un excellent travail professionnel et scientifique. Et pendant ce temps-là, les agents de propagande de l’Empire sont morts de rire en nous regardant! Nous ne représentons guère de danger pour eux. Ils n’ont aucune difficulté à l’emporter!
Pourquoi cela? La vérité dans tous ses détails n’a donc aucune importance?
Si, elle en a, au moins du point de vue de principes supérieurs. C’est important sur le plan de l’éthique. C’est important sur le plan moral. C’est important sur le plan philosophique.
C’est cependant moins important sur le plan stratégique, car nous sommes engagés dans une guerre idéologique. La vérité, elle, conserve toute son importance quoi qu’il advienne. Cependant, ce doit être une vérité simplifiée, digeste, présentée avec une forte charge émotionnelle.
Lorsque la perte des repères moraux s’empare du monde, sans la moindre pitié, lorsque des millions d’innocents meurent, ce qui compte, c’est d’abord d’arrêter le massacre en identifiant les meurtriers puis en les arrêtant.
Le langage doit être fort, les émotions, brutes. 
Face à des hordes meurtrières, la poésie, les chansons chargées d’émotions et les hymnes patriotiques ont toujours été plus efficaces que les études universitaires approfondies. Il en va de même avec les romans et les films politiques, les documentaires passionnés, et même les dessins animés et les affiches provocateurs.
Certains ne manqueront pas de poser la question suivante : «Mais alors, s’ils mentent, devons-nous mentir aussi?» Non! Nous devons au contraire rester le plus fidèles possible à la vérité. Toutefois, il convient d’abréger notre message, afin qu’il soit compris des masses et non d’une élite triée sur le volet.
Cela n’implique pas pour autant que la qualité de notre travail doive en pâtir. Il est souvent plus difficile d’atteindre la simplicité que de rédiger des travaux encyclopédiques comportant des milliers de notes de bas de page.
L’ouvrage de Sun Tsu, L’art de la guerre, est court. Ce n’est guère plus qu’un pamphlet qui va directement à l’essentiel. On peut en dire autant du Manifeste du parti communiste et de l’article J’accuse!
Il n’est pas impératif que notre travail révolutionnaire soit bref, mais il doit être présenté sous une forme compréhensible par le plus grand nombre. Je fais constamment de nouvelles expériences sur la forme, mais sans jamais sacrifier le fond. Le livre Exposing Lies of the Empire que j’ai publié dernièrement comporte plus de 800 pages. J’ai toutefois veillé à ce qu’il soit truffé de témoignages captivants, d’individus habitant les quatre coins du monde, et de descriptions très vivantes à la fois des victimes et des tyrans. Je ne tiens pas à ce que la poussière s’accumule sur mes livres dans des bibliothèques universitaires. Je veux faire bouger les gens.
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Je suis fermement convaincu qu’il n’est pas impératif de perdre du temps avec l’objectivité dans une bataille, idéologique ou autre, quand l’enjeu est la survie de l’humanité.
Les mensonges de l’ennemi doivent être dévoilés. Ce sont des mensonges monstrueusement toxiques.
Lorsque la destruction prendra fin, que des millions d’hommes, de femmes et d’enfants innocents cesseront d’être sacrifiés, nous pourrons toujours revenir à nos chers concepts philosophiques complexes pour nous immerger dans les détails et les nuances.
Avant de remporter la bataille finale sur l’impérialisme, le nihilisme, le fascisme, l’exceptionnalisme, l’égoïsme et l’avidité, nous devons employer nos armes les plus puissantes : notre vision d’un monde meilleur, notre amour pour l’humanité et notre soif de justice. Notre détermination et nos convictions doivent être présentées de manière forte, même dogmatique ; notre discours doit être imaginatif, artistique, puissant!
Camarades, il y a le feu! Toute la ville est en flammes. Toute la planète est pillée, dévastée, lobotomisée.
Ce n’est pas avec des armes nucléaires et des navires de guerre que nous pouvons affronter les fanatiques. En revanche, notre talent, nos muses et nos cœurs sont là, prêts à se lancer dans la bataille.
Soyons plus malins que nos ennemis et faisons en sorte que le monde entier se moque d’eux! Vous les avez vus, ces losers patriotes, ces bouffons de PDG? Vous les avez écoutés, ces premiers ministres et ces présidents, ces valets du marché? Laissez-nous convaincre les masses que leurs tyrans – les impérialistes, les néo-colonialistes et tous leurs prédicateurs dogmatiques – ne sont rien d’autres que de pitoyables guignols, avides et toxiques. Discréditons-les. Ridiculisons-les.
Ils spolient et tuent des millions de gens. Le moment est venu au moins de leur pisser dessus!
Pour lutter contre la propagande occidentale, commençons par révéler qui est derrière elle. Le moment est venu de livrer des noms.
Faisons de cette révolution un événement plein d’imagination et de rigolade!
 Andre Vltchek
Article original en anglais :
propaganda lies
The Empire Lies: How to Fight Western Propaganda, Global Research, le 16 mai 2015
Traduit par Gilles Chertier, relu par jj  pour le Saker Francophone

Andre Vltchek est philosophe, romancier, réalisateur et journaliste d’investigation. Il a couvert guerres et conflits dans des dizaines de pays. Ses derniers livres parus sont : Exposing Lies Of The Empire et Fighting Against Western ImperialismDiscussion avec Noam Chomsky : On Western TerrorismPoint of No Return est un roman politique acclamé par la critique. Oceania traite de l’impérialisme occidental dans le Pacifique sud. Enfin, son livre provocateur sur l’Indonésie : Indonesia – The Archipelago of Fear.
Andre réalise des films pour teleSUR et Press TV. Après avoir passé de nombreuses années en Amérique Latine et en Océanie, Vltchek réside et travaille aujourd’hui en Extrême-Orient et au Moyen-Orient. Vous pouvez le contacter sur son site Internet ou sur Twitter.